Puisque tout le monde poste ses écrits je me lance.
Voici donc un texte écrit pour l'école (oui, oui) mais qui est mon premier "vrai" texte selon moi : la première fois où j'ai commencé à avoir un style assez personnel et à inventer une histoire de toutes pièces, c'était en écrivant ça :
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DOUBLE
L’atmosphère feutrée du salon à la dernière mode de Lady Greystore – tendu de soie d’un mauve discret – était rien moins que plaisante. Le bourdonnement incessant des conversations mondaines arrivait presque à couvrir le son de la charmante pièce de Schubert qu’un jeune pianiste - ‘un véritable talent, très chère, vous verrez !’ avait dit de sa voix doucereuse la maîtresse des lieux – exécutait pour le plaisir discutable des oreilles du gratin de la société londonienne.
Ça, c’était l’opinion d’Helen Stevenson, journaliste mondaine pour la
Piccadilly Gazette – selon l’avis de ses confrères, un des seuls journaux assez fondus pour accepter des femmes dans ses rangs en ces temps où celles-ci semblaient être devenues complètement folles – qui était à cet instant obligée de supporter le babillage incessant de la vieille Lady Angeline Powell. A quatre-vingt-deux ans, celle qui avait été une des reines de beauté des salons londoniens n’avait plus que sa langue vipérine, qu’elle camouflait artistement sous un ton melliflu, et ses nombreux titres, pour retenir un interlocuteur. Mais Miss Stevenson souffrait en silence, parce qu’elle était habituée, qu’une vieille fille de vingt-huit ans devait bien gagner sa croûte, surtout au cours du très froid hiver 1891, et qu’une interview d’une quelconque personne apparentée à la Chambre des Lords était indispensable pour l’édition du lendemain.
- ...et à ce moment-là, devinez, ma chère petite, ce que me dit ce goujat de Dorian Andrews ! Vous ne le croirez jamais, mais je vais
tout vous dire...
- Bien sûr, Lady Powell. Vous pouvez tout me dire. Je suis
on ne peut plus impatiente, fit Helen d’un ton déférent, gardant aux lèvres le demi-sourire compatissant qu’elle avait mis au point en six ans de pratique.
- Appelez-moi Angeline, chère amie. Il est si rare de trouver des jeunes gens prêts à discuter, de nos jours ! Il n’y a vraiment plus d’éducation... Tenez, par exemple, mon petit-fils Edward ! Je ne sais pas si je vous ai parlé de lui...
La jeune femme retint un soupir, se composa une expression d’intérêt poli et trempa ses lèvres dans la tasse de thé – Earl Grey avec quelques gouttes de citron, bon chic, bon genre – qu’elle tenait à la main. Elle pressentait que cette fin d’après-midi – car d’après l’horloge à laquelle elle avait jeté un coup d’œil discret, il n’était que cinq heures dix – allait être d’une longueur à pleurer...
Vivement le soir.
***
Il est dix-huit heures. Dans une heure va commencer la traque. Le chasseur se prépare.
***
A dix-neuf heures passées de dix minutes, une silhouette aux cheveux auburn et vêtue d’une simple robe bleue entrait dans un immeuble miteux de la rue Creenfield, en plein milieu du quartier de Whitechapel. A peine deux minutes plus tard, les premières gouttes d’une pluie verglaçante normale à Londres en ce mois de novembre 1891 commençaient à tomber tandis que le ciel prenait une teinte gris-noir peu engageante.
A vingt et une heures, une pluie torrentielle s’abattait sur la ville. Un temps à ne pas mettre un chien dehors. Mais, apparemment, la mince silhouette, enveloppée dans un manteau noir, qui venait de sortir de l’imposante bâtisse de brique rouge, n’en avait cure. Un cab passa à toute vitesse dans l’étroite rue et éclaboussa vigoureusement le trottoir. Un juron poussé par une voix indiscutablement féminine fut bien vite étouffé par la pluie. Protégée par sa mante de toile cirée, la jeune femme se mit en marche d’un pas vif.
Elle atteignit bientôt Charlotte Street et se dirigea, sûre d’elle, vers un bâtiment dont l’enseigne en forme de tonneau indiquait ‘The Jolly Fellows’ . Une des nombreuses tavernes que comptait l’East End. Un endroit mal famé. Et pourtant, la mante noire poussa la porte sans hésiter. Elle connaissait l’endroit.
La chaleur la saisit au visage. Les lampes à pétrole, trop peu alimentées, qui éclairaient l’établissement, exhalaient une fumée qui venait s’ajouter à celle provenant des pipes, cigarettes et autres instruments tabagiques maniés par les nombreux clients du ‘Jolly Fellows’.
La salle était bondée et un bourdonnement incessant témoignait des nombreuses conversations – menées par des individus aux mines patibulaires – qui n’étaient interrompues que par le raclement des verres sur les tables. Un grand diable aux longs cheveux noirs et au visage couturé de cicatrices eut un sifflement appréciateur, puis un rire rocailleux lorsque la femme repoussa son capuchon. Les cheveux sombres de la nouvelle venue avaient des reflets cuivrés à la lueur des lampes et son teint laiteux mettait en valeur les prunelles d’un bleu de glace qui embrassaient la pièce aux murs sales tandis que la mante noire s’égouttait sur le seuil.
- Hé, Rosie ! la salua un serveur qui passait par là, un plateau dans la main.
- Hé, Jimmy. Y a du monde ce soir, dis-moi ! C’est le gin du patron qui est meilleur aujourd’hui ou quoi ?
- C’est ton jour de présence, chérie... Si je travaillais pas ici, je serais venu boire un coup ! Personne dans le quartier veut manquer ça. Ils ont demandé après toi, sais-tu ?
C’est surtout après ton cul qu’ils ont demandé... fit la petite voix intérieure de Rose. La petite voix n’avait pas tort. Mais le métier de chanteuse de bar était plutôt bien payé, assez agréable, pas trop fatigant, et on avait des chances de se retrouver dans un lit avec une bassinoire entre les draps à la fin de la soirée. Ou comportant un autre type de chauffage d'appoint. C’était tout comme.
- Je vais poser mon manteau et je prends mon service après ça.
- Pas la peine, chérie, je m’en charge... fit le jeune homme, sourire aux lèvres.
Il posa le plateau et lui prit son manteau d’autorité.
- Tu viendras le chercher chez moi après le service ?
Le sourire du serveur avait pris un ton plus séducteur. Les yeux de glace se posèrent sur lui. Le jaugèrent. Objectivement, Jimmy était plutôt beau garçon, et ce n’était pas la première fois qu’il essayait de la mettre dans son lit. Sa persévérance méritait bien qu’elle lui consacrât un peu de temps. Elle s’autorisa un demi-sourire et passa sa main sur la joue du jeune homme.
- Entendu, Jim. Tu m’attendras.
Elle sortit une glace de poche de son corsage, vérifia que le fard qui entourait ses yeux bleus n’avait pas bavé, que son rouge à lèvres était bien appliqué. Puis elle rangea la glace d’un geste habitué, s’avança vers le fond de la salle, grimpa sur une table et frappa dans ses mains plusieurs fois. Tous les regards se tournèrent vers elle.
- Oh, Billy ! cria-t-elle d’une voix forte qui provoqua quelques rires. Sors donc ton violon !
Le jeune musicien saisit l’instrument et son archet, passa celui-ci sur les cordes d’un geste léger, avant de manipuler les chevilles qui réglaient le son avec une grande dextérité. Il joua ensuite les premières notes d’un morceau traditionnel.
Une valeur sûre, se dit Rose qui fredonna la mélodie pendant l’introduction afin de se la remémorer, avant d’entonner le chant.
By yon bonnie banks, and by yon bonnie braes
Where the sun shines bright on Loch Lomond
La voix claire coulait des lèvres carminées comme les eaux alimentant le lac dont parlait la chanson. Bien que la bouche de Rose sourît et que sa voix fût pleine d’emphase et de nostalgie pour les terres d’Ecosse qu’elle chantait, ses yeux restaient froids comme la glace dont ils avaient la couleur. Présentement, elle pensait plutôt aux éventuelles capacités au lit de Jimmy. Capacités nullement avérées, vu qu’elle ne connaissait aucune des conquêtes du jeune homme. Elle aurait peut-être dû s’informer auparavant...
Oh we twa ha'e pass'd sae mony blithesome days
On the bonnie, bonnie banks o' Loch Lomond...
Toute la salle se joignit à elle pour le refrain. Evidemment, le public chantait plutôt faux, et les hommes de l’assistance – quoique ‘l’assistance’ eût été plus juste, attendu qu’il n’y avait que des hommes – étaient plus intéressés par son décolleté et sa taille mince mise en valeur par sa robe que par sa voix.
Mais on ne pouvait pas tout avoir.
***
Vingt-trois heures. La Traque est achevée.
Le chasseur regagne sa caverne.
***
C’est alors que Rose se démaquillait dans la minable chambre que le patron du ‘Jolly Fellows’ mettait à sa disposition à cet effet qu’elle entendit quelque chose d’indéfinissable dans la pièce à côté. Pas vraiment des paroles. Ni un son – si on considère que ‘son’ implique une hauteur particulière dans la gamme. Plutôt comme une sorte de gémissement.
C’est à ce moment-là qu’elle prit conscience de l’odeur qui régnait dans l’air. Une odeur fade, vaguement métallique. Presque une odeur de rouille, mais pas tout à fait. Une odeur qu’elle connaissait...
La première fois qu’elle avait parlé à son père de descendre à Londres et qu’il l’avait frappée au visage, lui ouvrant la lèvre.
Les gosses qu’elle voyait tous les jours dans les rues, le corps tuméfié, couverts de plaies.
Son cheval préféré après sa chute dans le ravin qui bordait leur propriété...Ce ne fut qu’après être entrée dans la pièce et avoir allumé la lampe à pétrole qu’elle vit le corps.
***
Elle avait
froid. Ses mains étaient glacées, comme ses pieds, comme ses jambes et ses bras, et la sensation remontait vers son coeur. Elle avait l´impression que sa vie s´écoulait par l´entaille qu´elle avait au ventre. Elle tenta de crier, mais seul un gémissement rauque sortit de ses lèvres entravées. Elle ferma les yeux. Le monde tournait trop vite.
Le poids sur sa bouche disparut et elle rouvrit les paupières.
La glace brûle. Ce fut la première pensée qui lui vint à l´esprit avant qu´elle n´eût reconnu le visage mince, à la peau laiteuse. Les traits n´étaient pas tendus par l´inquiétude ou le dégoût, ou même de la surprise. Une face de marbre. Juste un soupçon d´une curiosité clinique déplacée en pareil moment.
- Rose...
Ce son éraillé ne pouvait pas être sa voix. Alors pourquoi est-ce que les yeux bleus étincelaient d´une lueur de compréhension ?
- Susan, par le Christ, qu´est-ce qui t´est arrivé ?
- Sais plus... Pas important. Ma fille...
Qu´est-ce que May venait faire là-dedans ? Rassembler ses idées devenait de plus en plus difficile. Elle finit par se souvenir de ce à quoi elle pensait quelques minutes auparavant. Un visage d´homme. Un visage qui disait qu´il allait trouver sa fille. Il ne fallait pas. Il fallait dire où était May.
- May... Church Lane... le temple... Tu y vas ?
- Oui, Susan, j´y vais, j´y vais, ne t´inquiète pas.
Le visage de Rose commençait à se fissurer sous ses yeux. Ce n´était pas bon signe. Il ne fallait pas qu´elle s´endorme. Elle savait qu´il y avait quelque chose à dire avant. Elle devait rester là encore un peu. Juste un peu...
juste un peu. Elle commençait à se répéter ça comme une comptine lorsque la Voix retentit. Implacable.
- Susan, qui t´a fait ça ?
Deux mots lui vinrent. Deux mots qui n´avaient rien à voir. Elle cligna des yeux pour essayer de mettre de l´ordre dans sa tête, sans y parvenir. Tant pis. Il fallait quand même dire les mots. Dire les mots... Non. Il ne fallait pas répéter dans sa tête. Il fallait dire à Rose.
- Chasseur.
Le monde tournait de plus en plus vite. Par les fissures du visage de Rose, elle apercevait des arcs-en-ciel. Il fallait vite dire le deuxième mot. Avant... avant quoi déjà ?
- Etoile.
Elle referma les yeux. Très fort. Elle ne voyait plus rien.
Lorsqu´elle les rouvrit, le monde vola en éclats.
***
Les yeux de Susan étaient morts et sa robe détrempée de sang. Rose baissa les paupières de la jeune femme.
Et se rendit compte qu´elle avait un sacré problème sur les bras. Elle devait aller chercher la fille de la morte. Seulement, Church Lane n´était pas à côté, il n´y avait personne pour lui fournir un alibi. Donc, c´était arriver à coup sûr avant l´assassin ou se fabriquer un alibi en deux temps trois mouvements.
- Jiiiiiiim ! hurla-t-elle d´une voix suraiguë dans la cage d´escalier.
Elle se composa rapidement une expression horrifiée – elle savait très bien faire ça – et s´appliqua à inventer des phrases aptes à susciter la compassion – en gros, elle prit plus ou moins l´air d´un rat effrayé par un cab – tout ça pendant que Jimmy, chevalier sans peur et sans reproche, grimpait les marches quatre à quatre vers celle qu´il pensait être sa dulcinée.
Elle joua au malheureux jeune homme une comédie des plus réjouissantes. En fait, elle s´accrocha à lui désespérément, simulant une crise d´hystérie – pupilles dilatées, crise de larmes et tout –, répéta qu´il devait la serrer fort dans ses bras sur tous les tons, en profitant pour éprouver le confort desdits bras. Elle eut l´impression fugace d´être une des héroïnes des romans pour jeune fille fleur bleue que sa mère lisait quand elle était petite. C´était, à la réflexion, plutôt amusant.
La question de l’alibi était réglée. Restait – se dit-elle en descendant l’escalier – à récupérer la gosse. Et Church Lane n’était pas un endroit très recommandable. Elle osait à peine imaginer la réaction de la gamine lorsqu’une inconnue viendrait lui annoncer – oh, simplement vers les une heure du matin – que sa mère était morte, et qu’elle devait venir avec elle.
Cela, bien sûr, si et seulement si elle arrivait avant l’assassin.
Tu es dans la pire merde que tu aies jamais connue, Rose. Encore une fois, la petite voix n’avait pas tort.
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Si ça vous plaît, la suite suivra. Si ça vous plaît pas, elle suivra quand même, de toute façon c'est déjà écrit.^^